SPIELBERG

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Spielberg, prononcer ce nom c'est exprimer presque simultanément une série impressionnante de sentiments et de rêves. C'est aussi -je dirais même que pour certains c'est surtout- des dollars, beaucoup de dollars... Dans le cas de Tintin, ce sera pour moi avant tout l'extraordinaire expérience d'un projet mettant en présence deux génies.  

Les premiers contacts ont été établis du vivant d'Hergé, plus précisément dans le courant du dernier trimestre de 1982. Un soir, vers 18h30, je reçois un coup de téléphone des Editions Casterman. Il s'agit de Pierre Servais1.  Il m'annonce avoir reçu à l'instant un appel téléphonique de Los Angeles. Il s'agit d'une certaine Kathleen Kennedy2.  "I call you on behalf of Steven Spielberg... We'd like to know if the rights are available for a film based upon your series of books called Tintin..."  Traduit en français, cela donne: "Je vous téléphone au nom de Steven Spielberg...  Nous aimerions savoir si les droits sont libres pour un film basé sur votre série d'albums appelée Tintin..." .  La nouvelle tombe comme une bombe !

 Steven Spielberg! Tout un univers en soi. Le metteur en scène de DUEL, de RENCONTRE DU TROISIEME TYPE, des AVENTURIERS DE L'ARCHE PERDUE, et du très récent E.T. s'intéresse à Tintin!  Mais d'une certaine manière je ne sais pourquoi, je m'y attendais un peu.

Si on croit que  le hasard n'existe pas tout à fait, la surprise n'est effectivement pas totale. J'avais déjà été attiré un an auparavant par la multitude d'articles dans la presse française et belge qui, parlant du premier film de la série des "Indiana Jones" l'avait comparé à une aventure de Tintin et en particulier à l'album "Le temple du Soleil". Cette quasi unanimité des journalistes était frappante au point que je m'étais surpris à rêver que le producteur de Spielberg,  le génial George Lucas, serait peut‑être intrigué par ce personnage européen que l'on associait très souvent à son film. Mais le temps aidant et surtout l'absence de réaction du génial producteur m'avaient amené à la conclusion qu'il ne fallait pas prendre ses rêves pour des réalités. J'attendais l'un et c'est l'autre qui a sonné à la porte du monde de Tintin.

 Spielberg n'était pas le premier à s'intéresser à l'oeuvre d'Hergé. Beaucoup se souviennent encore des différents films réalisés à partir des aventures de Tintin principalement entre les années cinquante et soixante-dix.  Ils n'ont pas vraiment marqué l'histoire de cinéma. Néanmoins, il faut reconnaître que chaque fois que les aventures de Tintin ont été portées à l'écran, les albums d'Hergé en ont été les principaux bénéficiaires. Films avec acteurs et dessins animés ont tous concouru à un accroissement de la popularité des personnages d'Hergé.  En définitive, tout le monde était ravi.

Avec Spielberg, une étape importante risque d'être franchie. Ce projet aura d'ailleurs une réelle influence sur l'évolution des activités autour des albums Tintin3. Spielberg  le "wonder boy" du cinéma américain. Celui qui "sauva Hollywood" titrera un jour un grand magazine. Le merveilleux réalisateur qui a réussi à rassembler dans les salles des publics de tous les âges. Un génie !  Et il s'intéresse à Tintin ! Non seulement, on l'a vu, les albums vont en bénéficier, mais en plus dans quelles conditions ! Les films de Spielberg sont rythmés, parsemés de scènes mouvementées où l'humour se mêle intimement au suspense. L'aventure à l'état pur. L'on ne s'ennuie pas une seconde. La mise en scène, les prises de vues, les effets spéciaux, les cascades, la musique, les comédiens: tout est d'une qualité exceptionnelle. Dire que tant de génie va être mis au service du jeune reporter belge.  L'hommage est grand.

 Hergé est heureux de ce projet.  Une fois de plus il s'étonne4. Il ne comprend pas pourquoi ce "wonder boy" au style très américain se passionne pour Tintin. En outre, quelle coïncidence (la seconde pour nous liée à Spielberg), très peu de temps avant ce premier contact avec le cinéaste, Hergé avait été frappé par un article à son sujet. Spielberg y déclarait avoir investi une part essentielle de sa vie dans E.T. .  "Tiens! nous partageons un point commun!" aura sans doute songé Hergé. Autre similitude, Hergé et Spielberg avaient tous deux une vingtaine d'années lorsque la carrière de chacun d'eux a pris un tournant décisif. Pour Hergé, ce fut bien évidemment grâce à Tintin. Spielberg, lui, tournait à vingt ans son premier long-métrage, DUEL. Et justement DUEL est un film qu'Hergé a apprécié. Il me parlera longuement de la scène finale5 qu'il comparera à des séquences à ses yeux ratées dans certains films "Tintin"6.  Autre motif de rapprochement, les deux créateurs ont un sens inné du rythme, de l'ambiance et du cadrage, le tout avec un minimum de décors et beaucoup d'humour. L'on pense immédiatement à Hitchkock dont le génie a profondément marqué Spielberg et qui est au cinéma ce qu'Hergé est à la bande dessinée.

Quelques jours après le coup de téléphone de Los Angeles, une lettre confirme la question de principe quant aux droits d'adaptation. Elle est signée par Kathleen Kennedy qui nous invite par ailleurs à une rencontre au plus tôt. Pour des raisons de calendrier, c'est à Los Angeles que le rendez-vous est fixé. Hergé aimerait beaucoup s'y rendre. Sa santé l'en empêche malheureusement et il me demande d'effectuer la première visite en son nom. Je partirai avec deux responsables des Editions Casterman, Pierre Servais et son assistant Ivan Noerdinger.

Janvier 1983. Nous faisons halte à New York où nous devons rencontrer l'avocat de Casterman, Fred Schwartzman.  Il serait en effet impensable d'aborder une négociation avec des Américains sans l'aide d'un "lawyer" 7. Cela fait partie des moeurs et de toute manière il faudrait être idiot pour prétendre être capable d'apréhender d'emblée toutes les finesses des contrats ayant trait au cinéma, surtout aux Etats-Unis.

La réunion avec Fred Schwartzman est relativement brève dans la mesure où nous ne possédons que fort peu d'informations si ce n'est que Spielberg est intéressé par Tintin.  C'est déjà amplement suffisant! Le seul nom de Spielberg justifie une recommandation immédiate de notre "lawyer", à savoir la discrétion absolue dont nous devrons nous entourer.  Il nous explique que toute l'industrie du cinéma est à l'affût du moindre geste de Spielberg et qu'une simple indiscrétion sur l'un ou l'autre de ses projets provoquerait de tels assauts de profiteurs en tous genres que cela compromettrait totalement le projet lui-même . Nous voici avertis. Pas question de nous laisser piéger: nous arriverons au rendez-vous déguisés à la manière des Dupondt!.

Los Angeles deux jours plus tard. En plein coeur des Studios Universal une série de bungalows un peu à l'écart qui font plus penser à des baraquements de fortune. Rien à voir en tout cas avec les luxueux bureaux dans lesquels on pourrait s'attendre à rencontrer le père d'E.T.  Sur la porte d'entrée ce simple panneau "AMBLIN ENTERTAINMENT". C'est bien ici que notre rendez-vous a été fixé. Nous nous présentons à l'entrée et sommes immédiatement accueillis avec une grande gentillesse. La secrétaire nous introduit aussitôt dans une pièce où nous attendent cinq personnes: deux femmes et trois hommes. L'une des femmes s'avance vers nous et se présente: "Hello! I am Kathy Kennedy". Elle est jeune et paraît tout à fait charmante. Un sourire franc et direct illumine tout son visage. L'homme qui est à côté d'elle a une quarantaine d'années, il est barbu, ses cheveux sont cachés par une casquette bleue. Il est en jeans et en baskets.   "May I introduce you to Steven?" nous dit Kathy Kennedy en le présentant .   La poignée de main est chaleureuse. Tout s'annonce pour le mieux. Ensuite c'est au tour de la seconde femme de nous saluer. Elle s'appelle Melissa Mathesson. Nous saurons très vite qu'elle a écrit le scénario d'E.T. et que Spielberg lui demandera d'écrire celui du futur "Tintin". Nous apprendrons également que c'est elle qui a découvert les albums "Tintin" alors qu'elle faisait du baby-sitting dans une famille française. Emballée par les aventures du jeune reporter, elle les fera lire par Spielberg qui s'en éprendra à son tour. Les deux derniers hommes à nous être présentés sont les "lawyers" de Spielberg. Ils ne prendront la parole qu'une seule fois pour nous demander où sont nos avocats...

La conversation portera d'abord sur Hergé. Comment est-il? Son âge? Marié? Des enfants? Comment l'idée lui est venue de créer Tintin? A-t-il beaucoup voyagé? Toutes les questions sont précises et révèlent une réelle volonté de connaître l'auteur des albums "Tintin". Spielberg nous déclare ensuite qu'il envisage non pas un mais trois films avec acteurs. Il mettra le premier en scène et songe notamment à François Truffaut pour diriger un des deux autres films. Il cite le jeune acteur qui vient d'incarner le personnage d'Elliot dans E.T. pour interpréter Tintin. Il pense à Jack Nicholson dans le rôle du capitaine Haddock. Je lui rétorque qu'Hergé a pensé que Philippe Noiret serait fabuleux dans ce rôle8. Spielberg adore le côté "détective" de Tintin et le qualifie d' "Indiana Jones for kids". Il lui donne entre treize et seize ans. Il aime également beaucoup Milou, mais se demande comment il le fera "parler" comme dans les albums. Spielberg a hâte de rencontrer Hergé pour discuter avec lui des options à prendre. Enfin, il n'est pas encore certain si le, voire les films seront des adaptations directes d'albums, un mélange de plusieurs aventures ou encore basés sur de nouveaux scénarios.

Nous parlons ensuite d'E.T. qu'il a tourné voici plus d'un an. Spielberg est réellement impressionné par le succès de son dernier film (tiens, comme Hergé qui s'étonne en permanence du succès de Tintin). Il l'a réalisé avec toute son âme et ne se rend sans doute pas tout à fait compte que là réside tout le secret.  Il nous montre divers objets fabriqués à partir de son petit personnage et nous tendant une bouteille de shampooing qui a la forme d'E.T. il nous déclare, émerveillé, toute sa joie à savoir qu'E.T. se trouve à présent dans un grand nombre de foyers et partage le quotidien des enfants. Cette remarque me frappe, car elle tend à prouver que les produits dérivés du film ont atteint leur but, c'est à dire de perpétuer le film au-delà des écrans. Je n'émets en revanche pas mon opinion à propos des objets exposés qui me paraissent inégaux en qualité et légèrement en décalage par rapport au souvenir merveilleux que j'ai conservé du film. Quelques mois plus tard, nous reparlerons de tout cela ensemble alors que le regard de Spielberg sur les produits dérivés aura complètement changé.

L'entretien a duré en tout environ trois quarts d'heure.  Comme Spielberg est relativement  libre en ce moment, il est pressé d'avancer dans le projet  "Tintin" qui lui tient à coeur et qui pourrait faire l'objet de son prochain grand film. Nous nous quittons en fixant le prochain rendez‑vous chez les "lawyers" de Spielberg dans deux jours. Entre-temps nous devrons préparer un premier document de travail qui indiquera nos souhaits quant aux droits d'auteur et  les limites dans lesquelles, selon nous, le projet devrait s'inscrire. 

Dès mon retour à l'hôtel, je me précipite dans ma chambre pour téléphoner à Hergé.  Je lui rapporte ma rencontre avec Spielberg et l'impression que j'en tire.  Je lui dis en outre que les responsables de Casterman et moi allons tracer les lignes conductrices d'un premier projet d'accord et lui demande de bien vouloir y réfléchir de son côté.  Il me répond : "Fais de ton mieux, mon fils9 ! " .  Je m'y emploierai.

Deux jours plus tard, nouvelle rencontre, mais cette fois avec les "lawyers" uniquement.  Nous arrivons avec un document de quelques pages écrites à la main.  En gros, nous disons que les droits accordés concerneront uniquement la production d'un film  "live"10 et qu'ils pourront éventuellement être étendus à deux autres longs‑métrages.  L'ensemble des autres droits et surtout les droits d'édition seront réservés, c'est à dire qu'ils ne feront pas partie de la concession.  En outre,   sachant que la notion de droit moral est totalement absente du code juridique américain,  nous précisons qu'Hergé conservera son droit moral  et que nous souhaitons en conséquence inscrire le contrat dans le cadre des lois européennes.  Suivent des considérations financières pour lesquelles nous nous sommes appuyés sur des montants qui ont été obtenus dans des cas à peu près similaires .  Nous savons néanmoins que Tintin est fort peu connu aux Etats‑Unis : vu que ce pays compte pour environ quarante pourcent au moins dans la diffusion mondiale d'un film, il ne faudra pas s'accrocher à nos chiffres.  De toute manière, l'essentiel ne se situe pas à ce niveau. Un film signé par Spielberg sera en soi une extraordinaire aventure artistique qui vaudra bien plus que tous les dollars de la terre. Et  puis, il fera connaître les albums Tintin à un public plus large et cette perspective est elle aussi enthousiasmante. 

La réaction des "lawyers"  est immédiate et claire: si Spielberg s'embarque dans un tel projet, il lui faudra une exclusivité quasi générale.  Car pendant qu'il réalisera son film, le cinéaste ne pourra prendre le risque de se laisser déborder par des développements parallèles qu'il ne pourra pas contrôler.  Bien entendu, à ce stade les "lawyers" ne font ici état que de leur point de vue sur la question.  Ils en réfèreront à leur client qui prendra position.  Le message est toutefois bien passé et... compréhensible si l'on se met à la place de Spielberg et de ses conseillers.  La partie toute passionnante soit‑elle ne sera pas facile. Nous convenons que l'équipe de Spielberg examinera nos "guide lines" et que sa réponse nous parviendra en Belgique d'ici à deux demaines.

Fin janvier 1983, le séjour hollywoodien aura duré une dizaine de jours si l'on compte le bref passage à New York.  Nous rentrons en Belgique avec dans nos valises plein d'espoir d'un avenir passionnant et, c'est déjà une certitude, extrêmement occupé pour ce qui va regarder les négociations!  Hergé et sa femme m'accueillent à l'aéroport ce qui me touche énormément et m'inquiète en même temps car je sais Hergé très affaibli  et parce que ce genre de fatigue n'est vraiment pas à conseiller.

Le lendemain, peut‑être le jour suivant, je ne me souviens plus avec précision, je  passe plusieurs heures avec Hergé et lui raconte mon voyage dans le détail aussi bien, évidemment, la rencontre avec Spielberg que les moments fantastiques consacrés à Disneyland, aux Studios Universal ou encore à ce déjeuner en compagnie de son grand ami Stéphane Janssen qui vit sur une colline de Beverley Hills surplombant tout Los‑Angeles. Le père de Tintin est manifestement content de l'ambiance dans laquelle s'est déroulée notre rencontre avec Spielberg .  Il est par ailleurs relativement confiant quant au futur contrat et me dit que l'essentiel sera de trouver un bon équilibre entre les revendications de chacun.  Attendons par conséquent la suite des événements et, en particulier, la réponse de Spielberg à nos "few guidelines"...

Seconde moitié de février 1983. Une note très précise d'une dizaine de pages donne le ton: de nos "few guide lines", il ne reste pas grand chose. "Juste le "Gentlemen"  du début!" dira avec humour Pierre Servais des Editions Casterman.  Les "lawyers" de Spielberg ont bien travaillé: ils ont tout ramené dans leur camp. Spielberg pourra créer sans se soucier du reste.  En d'autres termes et pour résumer, ils nous proposent: "laissez-nous la possibilité de tout faire, nous nous occupons de Tintin et vous serez très contents..."  Ceci a au moins le mérite de la clareté.

Je me rends aussitôt chez Hergé avec le document. Nous le lisons ensemble point par point. Alors que d'aucuns auraient cédé à la panique, nous abordons la proposition avec une certaine sérénité.  En fait, c'est très simple: on extrait du contexte ce qui est absolument essentiel, tout le reste devient du même coup secondaire et permet bien des libertés dans la négociation. Pour les albums "Tintin", la question ne se pose même pas: personne n'y touchera ! L'essentiel est là. "Que penses-tu du reste?" me lance Hergé un rien amusé par la situation.

Le reste? Il est vaste. Le droit moral par exemple, n'est-il pas aussi essentiel pour Hergé ?  Le dessinateur nuance son point de vue. Dans le cas de Spielberg, et dans ce cas uniquement, il est disposé à renoncer à son droit moral. Parce que, pour Hergé, il est non seulement question ici d'un film, un autre univers que celui des albums, mais surtout ce film est réalisé par un cinéaste génial. Spielberg est un créateur au sens plein. Il ne fabrique pas de la pélicule, il la crée. A ce titre, il doit conserver toute sa liberté de création. Hergé me rappelle à ce propos le terrible sentiment de carcan qu'il avait éprouvé lorsque faisant à titre d'essai appel à des scénaristes extérieurs, il avait tenté de construire une histoire de Tintin. Toute son imagination s'était trouvée prisonnière d'un récit conçu par un autre. Il n'avait pas accepté de s'y résoudre11. C'est pourquoi il ne veut pas imposer à Spielberg une contrainte similaire.  Quelques semaines plus tard, alors qu'Hergé nous aura fait la mauvaise surprise de mourir, je me souviendrai avec soulagement de cette conversation. Car sans elle, j'aurais vivement conseillé à Fanny, sa légataire universelle, de ne pas abandonner son droit de veto sur l'adaptation de Tintin même par Spielberg.  Hergé était à mon sens bien le seul à pouvoir prendre une telle décision.  

Ma conversation avec Hergé s'achève sur quelques points relatifs aux droits dérivés. Il y attache une moindre importance et me laisse carte blanche pour les négocier au mieux.  Nous n'aborderons que très rapidement les droits d'auteur sur le film proprement dit. "Pourquoi se casser la tête?  me dit-il. De toute manière, c'est bien connu on peut introduire tout ce qu'on veut dans un budget. L'auteur a beau bénéficier d'un pourcentage sur les recettes... nettes12, comme il n'y en a presque jamais, cela revient au même... Cinq, dix, quinze ou même cinquante pourcent de zéro fera toujours zéro. Alors mieux vaut consacrer son temps à des choses plus importantes..." .  J'essaierai toutefois, fut-ce par respect pour l'auteur, que le zéro soit au moins suivi d'une virgule et de quelques chiffres derrière. Mais cela ne sera à aucun moment ce que l'on appelle généralement une cause de rupture de négociation. 

Je quitte le domicile d'Hergé avec la mission d'aller de l'avant. Non sans oublier l'essentiel: préserver les albums "Tintin" de toute récupération extérieure.

Une dernière fois, Hergé insistera sur la nécessité de laisser à Spielberg toute sa liberté de créateur pour son film. Cet entretien se déroulera dans ses Studios le mardi 22 février 1983, une dizaine de jours avant son décès.

Les deux hommes étaient heureux à l'idée de se rencontrer. Quel grand moment en perspective! Une date avait été avancée vers la fin du mois de mars.  Puis vint le trois mars. Au deuil qui frappe les Studios Hergé s'ajoute la tristesse d'une fabuleuse rencontre qui n'aura pas lieu.  Spielberg est averti de la mort d'Hergé et mon message de conclure que la venue du cinéaste à Bruxelles semble de ce fait annulée. C'est une réponse émouvante et directe qui nous parvient de Kathy Kennedy.  Steven est, dit‑elle, plus que jamais décidé à réaliser le film et il n'est pas question à ses yeux d'annuler le rendez‑vous à Bruxelles.  C'est un peu comme si Hergé n'était pas tout à fait parti.

Le dessinateur a pourtant bien définitivement abandonné ses crayons. Son oeuvre demeure et Fanny en est devenue la seule responsable. C'est donc évidemment vers elle que je me tournerai dorénavant. La charge lui paraît pourtant excessivement lourde. N'ayant participé que de manière très lointaine à la vie professionnelle de son mari, elle est au courant de fort peu de choses.  Dans un premier temps, Fanny souhaite même rester un maximum en marge des activités, préférant une certaine vie méditative et consacrée à la lecture. Elle estime que les Studios peuvent tourner sans elle. Je ne partage absolument pas son point de vue et je lui dirai à maintes reprises qu'étant légataire universelle de l'oeuvre d'Hergé, elle a l'obligation d'assumer pleinement son rôle, en ceci compris une participation active dans les grandes décisions qu'il faudra prendre dans l'avenir.  Je n'ai cessé de lui répéter que faute de connaître à fond les tenants et les aboutissants de l'oeuvre de son mari, elle pourrait exposer celle-ci à des évolutions incontrôlables.  Mais dans un premier temps, Fanny persistera et ne viendra qu'en moyenne une fois par semaine aux Studios.  Petit à petit et à force de longues séances de mise au courant,  je parviendrai néanmoins à l'impliquer dans l'univers de Tintin.   Le projet "Spielberg" constituera un des points forts de nos rencontres. Chaque mot du contrat sera traduit de l'anglais et scrupuleusement analysé. Des heures et des heures consacrées à imaginer toutes les sortes de situations susceptibles de survenir consécutivement à la réalisation du projet. Ainsi, le jour où l'héritière d'Hergé signera le contrat, elle le fera en pleine connaissance de cause.  

Spielberg voulait connaître Hergé. Le rendez-vous manqué n'empêchera toutefois pas le cinéaste d'effectuer une visite éclair à Bruxelles. Il souhaitait au moins s'imprégner pendant quelques heures de l'atmosphère entourant le père de Tintin. 

Fin mars. Nous avons convenu que je passerais les prendre vers dix-beuf heures à leur hôtel situé dans le centre de la capitale belge. Nous dînerons chez Fanny qui recevra Spielberg dans la plus stricte intimité comme Hergé l'aurait lui-même fait. Nous serons sept: Spielberg, sa future épouse, l'actrice Amy Erwin, Kathy Kennedy, leur avocat principal, Fanny, Tatiana ma femme, et moi. 

La soirée sera tout empreinte de la présence d'Hergé. Spielberg sera touché d'être accueilli chez lui et posera une multitude de questions sur cet homme dont la maison reflète si bien le personnalité. Il sera impressionné par les oeuvres d'art contemporain dont Hergé aimait s'entourer et qui lui paraîtront contraster curieusement avec les albums "Tintin" . Il aimera particulièrement les deux derniers tableaux13 acquis par Hergé auprès du jeune artiste belge Stefan De Jaeger.

Il déclarera à Fanny vouloir tout savoir sur l'art de son mari, parce qu'il souhaitera lui être le plus fidèle possible. Aussi à la fin du repas et puisque Spielberg repartira très tôt le lendemain matin, Fanny mènera nos invités aux Studios Hergé. Spielberg restera un long moment dans le bureau du père de Tintin et demandera à regarder ses dessins. Il découvrira avec étonnement toute la documentation ayant servi aux albums ainsi que les maquettes spécialement construites pour faciliter les "prises de vue" sous tous les angles. Il regrettera de devoir déjà quitter les lieux mais se promettra d'y revenir lorsqu'il entamera la réalisation de son film...

Une longue et difficile négociation démarre.  L'essentiel a beau avoir été fixé avec Hergé,  l'accessoire est malgré tout fort complexe et nécessite que l'on y accorde bien plus d'attention qu'il n'y paraît.  Un exemple significatif: on imaginerait qu'un auteur est protégé du seul fait que son oeuvre est publiée. Ce n'est pas forcément le cas, notamment dans certains pays qui ne reconnaissent pas le droit d'auteur. Comment dès lors s'entourer du maximum de garanties pour éviter aux albums "Tintin" d'être la proie des profiteurs? Il existe des moyens de renforcer cette protection. Le dépôt de marque en est un.  Comparer une oeuvre à une marque! Sacrilège pensera‑t‑on .  J'avais moi-même exprimé ce sentiment lorsque, du vivant d'Hergé, nous avions été confrontés à une parodie de Tintin contre laquelle l'avocat d'Hergé souhaitait plaider en invoquant le dépôt de marque. Je dus néanmoins reconnaître que cette solution était pratiquement imparable. Mais encore fallait-il être propriétaire de la marque. Dans le cas d'Hergé, la marque Tintin avait été déposée en co-propriété entre les Studios Hergé et les Editions du Lombard14. En théorie, cela signifiait qu'Hergé n'était pas tout à fait le seul maître de la destinée de Tintin et il n'en avait pas réellement pris conscience. Une des premières tâches consistera après la mort du père de Tintin, d'obtenir des Editions du Lombard la cession de leur part de co-propriété au profit des Studios Hergé.

L'exemple que je viens d'exposer montre combien le contrôle d'un patrimoine pourrait échapper à ses ayants-droit sans même qu'ils s'en doutent. A l'époque, il m'avait en tout cas clairement édifié sur les dangers qu'un manque de connaissances et d'expériences entraînerait. Aussi, tout en abordant le projet "Spielberg" j'ai entamé une étude approfondie de tous les aspects juridiques, administratifs et commerciaux dont pouvait dépendre l'oeuvre d'Hergé. Durant des mois, jour après jour, je dirais même nuit après nuit, tout en menant de front mes activités habituelles au sein des Studios Hergé, j'ai lu un maximum d'ouvrages spécialisés, pris des avis d'experts, étudié des cas similaires. Un seul objectif: protéger l'oeuvre d'Hergé. Il n'y avait aucune alternative, sinon renoncer au projet de film. Comme nul ne l'envisageait, je me suis lancé corps et âme.  Mais je savais qu'à défaut d'une véritable formation, le risque serait grand de tomber un jour dans un piège. De toute manière il aurait été impossible de me soustraire à mes responsabilités: j'avais en face de moi des personnes avisées, entendez l'équipe de Spielberg, et il fallait absolument être à leur hauteur pour aborder une série impressionnante de sujets disons très techniques et, je m'en étais rapidement rendu compte, combien indispensables pour défendre l'oeuvre d'Hergé. Mais il fallait aussi converger avec nos interlocuteurs vers le but que nous nous étions assigné, ce qui impliquait de pouvoir se mettre à leur place, comprendre leurs aspirations, voire leurs craintes face à une oeuvre dont petit à petit chacun se rendait compte qu'elle n'était pas suffisamment encadrée pour affronter une aventure à l'échelle mondiale.  Car là a résidé le plus important des constats: l'univers de Tintin souffrait à l'époque de faiblesses quant à sa protection. Je reviendrai ultérieurement sur ce point fondamental ...

Converger avec nos interlocuteurs. Rien ne peut se construire sans une volonté commune d'aboutir. Nulle réussite ne peut s'appuyer sur un vainqueur et un vaincu. En tout cas, ni Hergé, ni Spielberg n'ont envisagé une telle relation. Nous poursuivrons dans ce même état d'esprit pendant les nombreux mois de notre négociation. Chaque fois qu'un problème surgira, chacun cherchera la meilleure solution. Cela aboutira en février 1984 à la signature d'un contrat de près de quarante pages plus autant pour les annexes. Spielberg sera maître de son film et de ce qui en dérivera directement. Tintin demeurera notre entière propriété.  Chacun collaborera avec l'autre pour asseoir la réussite du projet et permettre ainsi un nouvel épanouissement pour les albums "Tintin" et tout l'univers les constituant. Il faudra par ailleurs prévoir tout risque de débordement surtout face aux nombreux solliciteurs qui chercheront à se servir de la notoriété de Spielberg et de Tintin pour fabriquer toutes sortes de produits dérivés à l'effigie des personnages d'Hergé. Les habitudes commerciales prises du vivant d'Hergé le permettront-elles?  Comment les faire évoluer en les pliant à notre volonté de promouvoir une oeuvre et non les comptes en banque? De quelle manière imposer des réalisations de qualité qui nécessiteront parfois des travaux préparatoires longs et onéreux?   Comment, pour résumer, devenir les véritables acteurs du changement de moeurs commerciales plutôt que des spectateurs passifs d'exploitations le plus souvent guidées par un seul souci, celui de gagner vite et à moindres frais un maximum d'argent?  Un intéressant défi pour les Studios Hergé...

 

   1    Pierre Servais a consacré plusieurs dizaines d'années à promouvoir les albums "Tintin" chez Casterman dont il a été un des piliers. A la fois passionné pour le personnage d'Hergé, discret, diplomate et d'une extrême courtoisie dans le coeur et dans les actes, Pierre Servais a été à l'origine de bien des éditions étrangères des albums "Tintin". Rarement par ailleurs, j'ai rencontré un tel puits de culture. Il savait tout sur tout, avec l'air de celui qui ne sait pas grand'chose. Il évitait les éloges car il préférait servir sa passion et non être servi par elle. C'est pourquoi j'ai choisi de réserver un hommage discret mais profond à cet homme qui a choisi de quitter la vie comme il l'avait traversée, c'est à dire en tâchant de ne jamais marcher sur l'ombre de son voisin.

 

   2 Kathleen Kennedy est en fait l'associée de Steven Spielberg. Durant toute la négociation, elle défendra avec acharnement les intérêts de Spielberg tandis que moi je m'acharnerai à défendre ceux d'Hergé. Ce point commun  déclenchera entre nous à la fois une grande amitié et un profond respect mutuel.

 

   3   Précisons déjà que cette influence ne se situera pas prioritairement au niveau des dollars .

 

   4  Rappelons qu'Hergé n'aura jamais cessé de s'étonner de l'intérêt que porte le public pour ses albums et qui n'a fait que s'accroître et s'étendre depuis la naissance de Tintin en 1929.

 

   5   Tout le film repose sur la poursuite entre un camion et un automobiliste. A la fin, le camion perd le duel et va s'écraser au fond d'un ravin. La chute est accentuée par l'effet du ralenti et des différents angles de tournage. Le résultat est absolument prodigieux d'intensité.

 

   6  Hergé fait notamment allusion au dessin animé "Le Lac aux Requins". Un avion fait une chute similaire à celle du camion dans DUEL.  La seule différence, essentielle et qui brise tout l'effet, c'est que dans le dessin animé la chute est totalement précipitée, donc sans suspense. Manque de moyens diront très certainement les financiers!

 

   7   Traduction anglaise du mot "avocat"

 

   8  Hergé a beaucoup apprécié Noiret dans le film "Alexandre le Bienheureux". Aussi bien dans la voix, que dans l'attitude générale et même dans ses colères, Noiret est le capitaine Haddock idéal pour Hergé.

 

  9   Hergé, qui était un homme pudique et peu enclin aux effusions, avait pris l'habitude de m'appeler "mon fils" sans doute en partie à cause de notre différence d'âge, mais aussi parce que m'ayant connu au berceau, il m'avait vu grandir un peu comme on assiste à l'évolution de son propre enfant.

 

  10 Se dit des films avec acteurs par opposition par exemple aux "cartoons", les dessins animés.

 

  11   Ceci est confirmé notamment dans "Le Monde d'Hergé" par Benoît Peeters (Editions Casterman - 1983)

 

  12  C'est à dire après que tous, vraiment tous les frais aient été déduits. On sait en général où cela commence, mais pratiquement jamais où cela s'arrête. C'était du moins le cas à une certaine époque...

 

  13  Entièrement composés par des photos polaroïds, les tableaux vont de paire et représentent une même silhouette d'homme une fois en position verticale et une autre fois en position agenouillée.

 

  14   Les Editions du Lombard ont été, avec les Editions Casterman, des partenaires d'Hergé durant de nombreuses années. Elles ont édité pendant plus de quarante ans le journal Tintin et ont par ailleurs exploité les droits dérivés pendant la même période.

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