Hergé
vient à peine de mourir que déjà
les
questions des journalistes
se tournent vers Bob De Moor
pour
ce qui concerne "Tintin et l'Alph'art", la nouvelle aventure à laquelle
Hergé avait commencé à travailler.
Un peu désemparé, Bob avoue ne pas avoir songé à cette question. Quelques
temps plus tard, il déclarera que la décision dépendra de Fanny Remi. Mais
le moment n'est à pas aux extrapolations.
La question est
pourtant
bel et bien soulevée: Bob De Moor réalisera-t-il l' "Alph-Art", cet album
dont en fait beaucoup ne savent pratiquement rien, ou si peu?
Mais
certains
se
prennent à rêver. Peut-être Hergé avait-il suffisamment avancé dans son
travail? Et s'il ne restait que quelques planches à terminer? Quel événement
ce serait, Bob De Moor mettant la touche finale à l'oeuvre ultime d'Hergé...
Mais au fait, où se trouvent les planches? Tout le travail accompli par
Hergé, qui l'attendait sur sa table à dessin il y a encore quelques jours,
se trouve à présent à son domicile. Et y demeurera pendant près de trois
ans...
Bob serait évidemment heureux de poursuivre le travail inachevé de son
"patron". Il y voit une manière personnelle de rendre hommage au père de
Tintin. Un aveu louable sans aucun doute dans le principe, mais serait-il
vraiment fidèle à la volonté d'Hergé qui n'a jamais cessé de dire à propos
d'hypothétiques successeurs: "Une chose est certaine: ils le feraient
autrement et, du coup, ce ne serait plus Tintin"?
Les semaines, les mois et les années s'écouleront sans que la question ne
trouve une réponse précise et tranchée. Deux attitudes vont alors se
développer: l'une favorable à l'"achèvement" de l' "Alph-Art" et l'autre
totalement opposée. La décision
finale ne tombera qu'en 1986, donc plus de trois ans après la mort d'Hergé.
C'était plus qu'il n'en fallait pour alimenter tous les rêves et toutes les
imaginations. Et ce qui devait être avant tout l'expression de deux
tendances artistiques et littéraires va, jour après jour, semaine après
semaine, durant de longs mois, trop longs mois, émousser les passions et
développer des tensions. Aux yeux de beaucoup, cela se résumera par le mot
"affrontement". Affrontement entre deux clans: celui de Bob De Moor, en fait
partisan de la poursuite de l'activité créatrice des Studios Hergé, telle
qu'elle a toujours existé et qui passe donc par de nouveaux albums, et le
clan d'Alain Baran, qui manifestement fait obstacle aux aspirations de De Moor en affirmant qu'un changement fondamental d'activités est nécessaire.
Bob voudrait continuer à dessiner Tintin,
tandis que
je
prône que l'oeuvre étant achevée, il faut à présent la faire vivre d'une
autre manière avec comme objectif principal de promouvoir les albums. Même
aux dessins il ne faut plus toucher.
Tout le monde connaît Bob De Moor. Cet Anversois, de nature
joviale et délicieusement simple, est un dessinateur dont le talent fait
l'admiration. Se tenant toujours un peu en retrait des événements, il
s'exprime peu et, je l'écrivais, plus haut, préfère se trouver à sa table à
dessin. Pourquoi donc voudrait-on changer ses habitudes acquises en
plusieurs décennies ? Et puis, quel confort de travail pour cet artiste qui
peut, en marge de sa collaboration pour Tintin, créer ses propres histoires
au sein des Studios. Son entourage l'appuie et verrait avec bonheur Bob
continuer ce qu'il a toujours fait jusqu'à présent. Hergé n'est certes plus
là, mais Bob est, par ailleurs aux yeux de ses partisans, absolument capable
d'affronter seul un album Tintin. Mais en plus, quelle reconnaissance pour
l'homme qui fut un second si fidèle. C'est absolument certain. La question
se situait-elle toutefois vraiment à pareils niveaux ?...
Je me trouve
donc
dans l'autre "camp" . Mais au fait qui suis-je pour oser faire obstacle à
une ambition que l'on dit totalement désintéressée? C'est vrai en
définitive, je ne suis arrivé que fort tard dans le petit monde de Tintin .
Beaucoup ignorent que mes liens avec Hergé remontent à plus de trente ans.
Peu s'imaginent les heures passées avec le père de Tintin dès mon arrivée
aux Studios en 1978 et jusqu'aux derniers instants de sa vie. Qui peut
prétendre savoir ce que nous nous sommes dits et pourquoi des silences ont
été respectés? Très rares sont les personnes à pouvoir témoigner du rapport
"père-fils" qu'Hergé et moi avons développé . Comme il n'était absolument
pas dans notre nature de faire l'étalage de cette relation, on comprendra
aisément pourquoi les années qui ont suivi sa mort ont vu naître des rumeurs
parfois les plus folles.
Dans leur quête de la vérité, leur vérité devrais-je dire,
d'aucuns retinrent, avec une conviction aussi ferme que contagieuse, la
plus plausible d'entre ces rumeurs, selon eux validée par un certain nombre
d'indices matériels. En gros, on dit que je m'appuyais sur l'oeuvre d'Hergé
pour assouvir une ambition personnelle d'ordre essentiellement financier et
surtout loin des intérêts artistiques de Tintin. Quoi de plus naturel en
sorte dans notre société occidentale où pratiquement tout tourne
autour de
l'argent. L'argent, un but et non une conséquence. Le règne du pouvoir qui
permet au Paraître de l'emporter sur l'Etre. Le Paraître qui incite à juger
d'après les apparences. C'est un peu comme si l'on reçoit un courrier dont
on ne conserve que l'enveloppe. L'opposition entre Alain Baran qui,
murmurait-on en coulisse, "veut paraître" et Bob De Moor qui se contente
d'être. Et que s'est-il produit? Alain Baran s'est vu confier toutes les
responsabilités tandis que l'on écartait Bob De Moor. La démonstration était
faite: il s'agissait bien d'une question financière et uniquement de cela.
S'est-on vraiment demandé pourquoi Hergé n'avait-il pas
appelé Bob De Moor à l'aider à réaliser l' "Alph-Art" alors que très
affaibli par la maladie le père de Tintin avait nettement ralenti son rythme
de travail? Si cela avait été le cas, Bob n'aurait pas manqué de le
signaler. Or, il n'en est rien. Comment alors interpréter qu'Hergé ait
conservé jusqu'au bout sa suprématie sur la création du nouvel album ? Ne
justifierait-elle pas déjà en soi le fait qu'il ne fallait pas achever l' "Alph-Art"?
Cette hypothèse, au moins aussi plausible que celle qui m'affuble d'une
désobligeante ambition personnelle et donc financière, n'a selon moi jamais
été évoquée .
En tout
cas, si la décision m'avait appartenu seul, très vite après la disparition
d'Hergé j'aurais clairement signifié que l'album ne serait jamais réalisé.
Tout au plus aurais-je permis de montrer sobrement au public les quelques
ébauches de planches réalisées. Et donc certainement pas dans un ouvrage
aussi luxueux que celui que les Editions Casterman ont publié dans le
contexte d'une trop longue attente et surtout de spéculations sans cesse
grandissantes...
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