| |
C'est un homme très affaibli qui franchit
le seuil des
Studios Hergé ce mardi 22 février 1983 vers 11 heures. La grande
porte vitrée de l'entrée se referme lentement derrière lui dans un bruit
caractéristique. Chacun l'a entendu et sait que le "Patron" est arrivé. Sa
visite, devenue hebdomadaire par la force de la maladie, a plus que jamais
nécessité un sursaut d'énergie, puisée on ne sait où. Soucieux
pourtant de ne déranger personne, Hergé a tenu à conduire lui-même sa
voiture entre son domicile à Uccle et l'avenue Louise où réside son
atelier.
Comme
à son habitude, le maître des lieux se rend en priorité dans son bureau.
Sur sa table de travail, il découvre le courrier qui lui a été adressé. Ce
jour-là, quelques lettres seulement l'attendent: son éditeur l'informe à
propos d'une nouvelle traduction des albums Tintin, on lui soumet par
ailleurs une demande d'utilisation de ses personnages dans le cadre d'une
campagne publicitaire et enfin, deux
ou trois lettres de lecteurs viennent égayer l'ensemble. Sur un coin
de la table figurent les esquisses de la prochaine aventure de Tintin.
Cela fait déjà plusieurs semaines qu'Hergé n'y a plus touché et il n'en
fera pas davantage cette fois-ci.
Quelques minutes à peine se sont écoulées . Trois coups retentissent
légèrement sur la porte, Hergé pénètre dans
mon
bureau. Le lien qui
nous
unit depuis de nombreuses années
nous
permet d'éviter les formules de politesse. Hergé
m'avouera
seulement son extrême faiblesse et repartira aussitôt pour faire le tour
de ses autres collaborateurs. Il se rend d'abord chez Bob De Moor. Depuis
plus de trente ans, les deux hommes se retrouvent avec la même jovialité
et les mêmes calembours qu'accompagne toute une gestuelle. Au fil des
derniers mois, le rituel a certes fort diminué en intensité, mais il n'a
jamais été question d'y déroger. Cette fois pourtant, on le devine, la
séance des retrouvailles sera plus brève encore. Hergé se penche ensuite
sur un dessin auquel Bob travaille. Il pose la main sur l'épaule de son
collaborateur et examine l'extrait d'une immense fresque qui ornera
bientôt les murs d'une station de métro à Bruxelles. Hergé en a confié la
réalisation à Bob,
ayant
dû renoncer à développer lui-même ce projet trop astreignant pour sa
santé. De toute manière, il souhaitait consacrer le maximum d'énergie à la
nouvelle aventure de Tintin. "Pauvre Bob, lance-t-il avec humour, dans
quelle galère je vous ai embarqué!". Une galère? Parlons-en: rien de plus
naturel en fait pour Bob qui, quelques mois auparavant, avait achevé avec
combien de talent le second épisode de son "Invincible Armada"... Il est
néanmoins vrai que la fresque "Tintin" qui, une fois posée, fera plus de
deux cents mètres de long sur environ
trois mètres de haut, est un véritable défi, surtout pour des dessinateurs
habitués aux cases de bandes dessinées.
Laissant Bob De Moor à son travail, Hergé passe à présent
dans la pièce communément appelée "le grand bureau". S'y trouvent Johan,
le fils de Bob recruté quelques mois auparavant, France Ferrari et Nicole
Thenen dont les couleurs dans les albums Tintin font, depuis plus de vingt
ans, l'admiration de toute la profession, Claire Dessicy une jeune
coloriste en stage aux Studios, Roger, le mari de France, chargé depuis
peu des archives et enfin Michel Demaret, membre des Studios depuis la fin
des années cinquante, qui réalise la plupart des montages techniques,
notamment pour les dessins que les Studios Hergé livrent dans le cadre des
opérations commerciales. Hergé consacre une poignée de main chaleureuse à
chacun qu'accompagne un bref mot personnel. La tournée s'achève par le
bureau d'Annemie, la fille de Bob qui a été engagée comme secrétaire et
enfin, par celui des comptables, discrets et fidèles tous les mardis
depuis des années. Dans le couloir, Hergé a croisé Alphonse, le
chauffeur, dont le visage rond et les joues toujours rouges sont en
permanence illuminés d'un sourire joyeux.
Le retour dans son bureau rend Hergé à son état de grande faiblesse. Il
s'assied quelques instants, passe un coup de téléphone...
Ensuite
il
m'invite
à le rejoindre.
Je suis
rentré
des Etats-Unis où
j'ai
rencontré le cinéaste américain Steven Spielberg. Un grand projet est en
train de naître: l'homme qui vient de triompher avec le film E.T. veut
porter Tintin à l'écran. L'idée a séduit Hergé et il est disposé à
accorder les droits d'adaptation. Depuis plusieurs semaines, dans le plus
grand secret, le projet est analysé en profondeur. Hergé et
moi y
avons
déjà passé des heures
de
réflexion.
Hergé, qui défend pourtant fermement que les albums Tintin aient un jour
un second père, est disposé à laisser toute sa liberté de créateur à
Spielberg. "Il y a de fortes chances, dit-il, que je ne reconnaisse pas
mes personnages. Le cinéma est un univers en soi, bien distinct de mes
albums, qui a ses exigences et il faut s'y plier.". S'appuyant sur les
expériences du passé*,
Hergé sait néanmoins que le public fait la différence entre ses ouvrages
et leurs adaptations à l'écran. Et il ajoute: "Spielberg est un créateur
de génie et je souhaite lui laisser sa liberté. Ce ne serait franchement
pas honnête de ma part de lui imposer un droit de regard sur son travail
de création. Cette intrusion, moi-même je ne l'ai jamais acceptée dans mes
albums."**.
L'essentiel est dit. Les deux
créateurs
projettent de se rencontrer dans le courant du mois de mars à Bruxelles.
Cela se passera chez Hergé, en tout petit comité et loin des regards
indiscrets.
De plus en plus, les forces abandonnent Hergé. Nous achevons
notre conversation à propos de Spielberg. Il est midi. Hergé reprend une des
lettres qu'il a lue en arrivant et qui provient des Indes. Il reçoit souvent
du courrier envoyé depuis ce lointain pays. "Je ne comprends pas, me
dit-il, quel phénomène peut-il amener un enfant vivant à des milliers de
kilomètres d'ici à aimer Tintin ? Tout nous sépare. Et pourtant... Tu vois,
Alain, cela ne cessera vraiment jamais de m'étonner et de me faire en même
temps le plus grand plaisir..." .
Quelques minutes plus tard, je ramènerai Hergé chez lui dans sa voiture
qu'il n'est vraiment pas en mesure de conduire lui-même. Dans les jours
qui suivront, nous aurons encore des conversations téléphoniques
essentiellement privées. Ensuite, ce sera le silence...
|
|
|