3 mars 1983

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C'est un homme très affaibli qui franchit le seuil des Studios Hergé ce mardi 22 février 1983 vers 11 heures. La grande porte vitrée de l'entrée se referme lentement derrière lui dans un bruit caractéristique. Chacun l'a entendu et sait que le "Patron" est arrivé. Sa visite, devenue hebdomadaire par la force de la maladie, a plus que jamais nécessité un sursaut d'énergie, puisée on ne sait où.  Soucieux pourtant de ne déranger personne, Hergé a tenu à conduire lui-même sa voiture entre son domicile à Uccle et l'avenue Louise où réside son atelier.  

Comme à son habitude, le maître des lieux se rend en priorité dans son bureau. Sur sa table de travail, il découvre le courrier qui lui a été adressé. Ce jour-là, quelques lettres seulement l'attendent: son éditeur l'informe à propos d'une nouvelle traduction des albums Tintin, on lui soumet par ailleurs une demande d'utilisation de ses personnages dans le cadre d'une campagne publicitaire et enfin, deux ou trois lettres de lecteurs viennent égayer l'ensemble.  Sur un coin de la table figurent les esquisses de la prochaine aventure de Tintin.  Cela fait déjà plusieurs semaines qu'Hergé n'y a plus touché et il n'en fera pas davantage cette fois-ci.

Quelques minutes à peine se sont écoulées . Trois coups retentissent légèrement sur la porte, Hergé pénètre dans mon bureau. Le lien qui nous unit depuis de nombreuses années nous permet d'éviter les formules de politesse. Hergé m'avouera seulement son extrême faiblesse et repartira aussitôt pour faire le tour de ses autres collaborateurs. Il se rend d'abord chez Bob De Moor. Depuis plus de trente ans, les deux hommes se retrouvent avec la même jovialité et les mêmes calembours qu'accompagne toute une gestuelle. Au fil des derniers mois, le rituel a certes fort diminué en intensité, mais il n'a jamais été question d'y déroger. Cette fois pourtant, on le devine, la séance des retrouvailles sera plus brève encore. Hergé se penche ensuite sur un dessin auquel Bob  travaille. Il pose la main sur l'épaule de son collaborateur et examine l'extrait d'une immense fresque qui ornera bientôt les murs d'une station de métro à Bruxelles. Hergé en a confié la réalisation à Bob, ayant dû renoncer à développer lui-même ce projet trop astreignant pour sa santé. De toute manière, il souhaitait consacrer le maximum d'énergie à la nouvelle aventure de Tintin. "Pauvre Bob, lance-t-il avec humour, dans quelle galère je vous ai embarqué!". Une galère? Parlons-en: rien de plus naturel en fait pour Bob qui, quelques mois auparavant, avait achevé avec combien de talent le second épisode de son "Invincible Armada"... Il est néanmoins vrai que la fresque "Tintin" qui, une fois posée, fera plus de deux cents mètres de long sur environ trois mètres de haut, est un véritable défi, surtout pour des dessinateurs habitués aux cases de bandes dessinées.

 Laissant Bob De Moor à son travail, Hergé passe à présent dans la pièce communément appelée "le grand bureau". S'y trouvent Johan, le fils de Bob recruté quelques mois auparavant, France Ferrari et Nicole Thenen dont les couleurs dans les albums Tintin font, depuis plus de vingt ans, l'admiration de toute la profession, Claire Dessicy une jeune coloriste en stage aux Studios, Roger, le mari de France, chargé depuis peu des archives et enfin Michel Demaret, membre des Studios depuis la fin des années cinquante, qui réalise la plupart des montages techniques, notamment pour les dessins que les Studios Hergé livrent dans le cadre des opérations commerciales. Hergé consacre une poignée de main chaleureuse à chacun qu'accompagne un bref mot personnel. La tournée s'achève par le bureau d'Annemie, la fille de Bob qui a été engagée comme secrétaire et enfin, par celui des comptables,  discrets et fidèles tous les mardis depuis des années.  Dans le couloir, Hergé a croisé Alphonse, le chauffeur, dont le visage rond et les joues toujours rouges sont en permanence illuminés d'un sourire joyeux.

Le retour dans son bureau rend Hergé à son état de grande faiblesse. Il s'assied quelques instants, passe un coup de téléphone... Ensuite il m'invite à le rejoindre.  Je suis rentré des Etats-Unis où j'ai rencontré le cinéaste américain Steven Spielberg. Un grand projet est en train de naître: l'homme qui vient de triompher avec le film E.T. veut porter Tintin à l'écran. L'idée a séduit Hergé et il est disposé à accorder les droits d'adaptation. Depuis plusieurs semaines, dans le plus grand secret, le projet est analysé en profondeur. Hergé et moi y avons déjà passé des heures de réflexion. Hergé, qui défend pourtant fermement que les albums Tintin aient un jour un second père, est disposé à laisser toute sa liberté de créateur à Spielberg. "Il y a de fortes chances, dit-il, que je ne reconnaisse pas mes personnages. Le cinéma est un univers en soi, bien distinct de mes albums, qui a ses exigences et il faut s'y plier.". S'appuyant sur les expériences du passé*, Hergé sait néanmoins que le public fait la différence entre ses ouvrages et leurs adaptations à l'écran. Et il ajoute: "Spielberg est un créateur de génie et je souhaite lui laisser sa liberté.  Ce ne serait franchement pas honnête de ma part de lui imposer un droit de regard sur son travail de création. Cette intrusion, moi-même je ne l'ai jamais acceptée dans mes albums."**.  L'essentiel est dit.  Les deux créateurs projettent de se rencontrer dans le courant du mois de mars à Bruxelles. Cela se passera chez Hergé, en tout petit comité et loin des regards indiscrets.

De plus en plus, les forces abandonnent Hergé. Nous achevons notre conversation à propos de Spielberg. Il est midi. Hergé reprend une des lettres qu'il a lue en arrivant et qui provient des Indes. Il reçoit souvent du courrier envoyé depuis ce lointain pays.  "Je ne comprends pas, me dit-il, quel phénomène peut-il amener un enfant vivant à des milliers de kilomètres d'ici à aimer Tintin ?  Tout nous sépare. Et pourtant... Tu vois, Alain, cela ne cessera vraiment jamais de m'étonner et de me faire en même temps le plus grand plaisir..." . 

Quelques minutes plus tard, je ramènerai Hergé chez lui dans sa voiture qu'il n'est vraiment pas en mesure de conduire lui-même.   Dans les jours qui suivront, nous aurons encore des conversations téléphoniques essentiellement privées. Ensuite, ce sera le silence...

 

         * Tintin a déjà connu diverses adaptations pour le cinéma et pour la télévision .  Loin d'être des réussites artistiques, elles ont toutefois toujours été bénéfiques pour la vente des albums.

      ** Hergé fait allusion ici à ses essais de collaboration avec des scénaristes. Il n'a pas persévéré dans cette voie se sentant pris, comme il le disait lui-même, dans un "carcan" dont il ne pouvait "plus s'échapper" (voir "Le Monde d'Hergé" par Benoït Peeters aux Editions Casterman - 1983) .

 

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